Professeur agrégé des universités à Aix-Marseille Université et Faculty fellow and mentor de l’Institut de recherche sur l’actionnariat salarié et le partage des profits de l’Université Rutgers aux Etats-Unis, Nicolas Aubert est également conseiller scientifique au Haut conseil pour l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCÉRES). Il est membre du conseil scientifique de la FAS et du jury du grand prix de l’actionnariat salarié. Ses travaux de recherche sur l’actionnariat salarié et l’épargne salariale ont été présentés et publiés en France et à l’étranger et ont reçu le prix de la meilleure thèse en finance de l’association française de finance (AFFI) et le prix CNRS Eurofidai data.
NŌS : Quel est votre parcours et l’origine de votre intérêt pour l’actionnariat salarié ?
Nicolas Aubert (ndlr : photo) : Je suis enseignant-chercheur en sciences de gestion. Ma thèse de doctorat en finance étudiait les raisons qui poussent les salariés à investir en actions de leur entreprise. J’ai commencé ce travail peu après la faillite d’Enron tout en étant impliqué dans la création d’une association de salariés actionnaires d’une grande banque française. Les salariés d’Enron avaient perdu leur emploi et leur épargne investie en actions de l’entreprise. Le cas d’Enron est souvent utilisé comme un argument contre l’actionnariat salarié. L’actionnariat salarié présenterait trop de risque pour les salariés. L’idée que le capital humain et l’épargne des salariés dépendent tous les deux de l’entreprise contreviendrait en effet aux enseignements de la théorie moderne du portefeuille. On résume souvent ces enseignements par : «il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier».
Très peu de travaux empiriques ont démontré que le patrimoine des salariés actionnaires était surinvesti en actions de leur entreprise. Ces travaux manquent tout simplement car nous ne disposons pas des données sur l’ensemble du patrimoine des actionnaires salariés. Par exemple, être propriétaire de sa résidence principale ou disposer d’autres formes d’épargne peut compenser le risque de l’actionnariat salarié. Harry Markowitz, père de la théorie moderne du portefeuille qui a obtenu le prix Nobel d’économie pour cela s’est penché sur la question avec les deux plus grands spécialistes de l’actionnariat salarié : Douglas Kruse, ancien conseiller économique à la Maison Blanche et Joseph Blasi, directeur de l’Institut de recherche sur l’actionnariat salarié de l’université Rutgers. Ce travail théorique suggère que l’actionnariat salarié ne présente pas de problèmes de diversification s’il ne dépasse pas 15% du patrimoine.
Les travaux issus de ma thèse ont aussi montré qu’il existe un niveau optimal d’actionnariat salarié satisfaisant les critères de diversification. Ce niveau dépend de plusieurs critères comme l’appétence pour le risque, la présence d’autres possibilités d’épargne et des effets de l’actionnariat salarié sur la productivité. Un travail empirique publié en 2022 portant sur une enquête nationale aux Etats-Unis a montré que seulement 15% des ménages investissaient plus que le seuil de 15% du patrimoine identifié par Markowitz Kruse et Blasi.
NŌS : Quels sont selon-vous les impacts notables de l’actionnariat salarié sur le comportement humain ?
N.A. : Les impacts de l’actionnariat ont fait l’objet de très nombreux travaux de recherche. Ils sont recensés dans une base de données développée par l’université Rutgers aux Etats-Unis. Un travail de recherche a synthétisé les résultats d’une centaine d’articles portant sur plusieurs dizaines de milliers d’entreprises dans plusieurs pays du monde. Il montre que l’actionnariat salarié a un impact globalement positif sur les performances de l’entreprise mesurées en termes de productivité ou de performance économique et financière.
Ces effets désirables pour l’entreprise résultent de trois facteurs identifiés par Katherine Klein, professeur de psychologie à la Wharton school. Tout d’abord, le seul fait de devenir actionnaire améliorerait la motivation des salariés. Devenir actionnaire confère un nouveau statut aux salariés et on parle dans ce cas de motivation intrinsèque. Ensuite, prendre part aux décisions dans l’entreprise serait un autre facteur important. On parle dans ce cas de motivation instrumentale. La participation aux votes en assemblée générale est la première idée qui vient à l’esprit mais d’autres pratiques de management participatif peuvent être mobilisées. Enfin, les aspects financiers interviennent évidemment. L’actionnariat salarié doit bien sûr présenter un intérêt financier, c’est la motivation extrinsèque.
NŌS : L’actionnariat salarié est-il une réponse encore plus forte au vu des enjeux économiques actuels (inflation, stagnation des salaires, augmentation des inégalités de richesse) ?
N.A. : Le partage de la valeur fait l’objet d’un réel débat de société depuis ces derniers mois. Il intervient de façon récurrente dans les débats de société à l’occasion des annonces de distribution de dividendes et des controverses sur la rémunération des dirigeants. Les partenaires sociaux en ont fait un enjeu de démocratie sociale en parvenant à l’accord national interprofessionnel (ANI) sur le partage de valeur. Il est ainsi perçu par les partenaires sociaux comme une réponse aux enjeux économiques actuels.
Mais le partage de la valeur recouvre plusieurs réalités. Le partage des profits générés par les entreprises en est une, le partage du capital des entreprises en est une autre. Le partage des profits passe par l’octroi de primes d’intéressement, de participation, de partage de la valeur et d’abondement des employeurs. Ce partage des profits procède d’une logique redistributive ou ex post de la valeur créée et répond à des préoccupations conjoncturelles comme l’inflation ou la stagnation des salaires. L’actionnariat salarié est une solution pré distributive ou ex ante, structurelle et de long terme. S’ils sont actionnaires, les salariés bénéficient mécaniquement de dividendes et bénéficient ainsi de la valeur que leur travail a contribué à créer.
On sait également que les inégalités proviennent en grande partie de l’inégal accès au capital. Un ouvrage récent commence son argumentaire en faveur l’actionnariat salarié en rappelant certains faits. La détention par une minorité de la majorité des richesses est un phénomène fréquemment cité. Mais ces inégalités proviennent de la croissance comparée des revenus issus du travail et du capital. Aux Etats-Unis de 1979 à 2018, le salaire moyen a progressé de 0,27% par an après inflation contre 8% par an pour les revenus du capital, soit 30 fois plus. En permettant l’accès au capital, l’actionnariat salarié est une solution pour réduire ces écarts sous réserve qu’il soit démocratique, c’est-à-dire que tous les salariés en bénéficient. En France, le gouvernement a fait du développement de l’actionnariat salarié une priorité en annonçant l’objectif de 10% du capital des entreprises françaises détenu par les salariés. Si les salariés devenaient des actionnaires de référence, on peut supposer que leurs priorités seraient mieux prises en compte.
NŌS : Vous abordiez le sujet du Silver Tsunami et de la crise démographique, en quoi l’actionnariat salarié peut-être une réponse pour la transmission d’entreprise?
N.A. : Le silver tsunami ou grey tsunami fait référence aux défis du vieillissement de la population qui touchent particulièrement les pays occidentaux. L’équilibre des régimes de retraite ou la prise en charge de la dépendance font partie de ces défis. Bien que moins souvent évoquée, la transmission des entreprises à la suite du départ en retraite des dirigeants de PME est un autre défi à relever. Le rapport de la mission parlementaire sur «l’évaluation des outils fiscaux et sociaux de partage de la valeur dans l’entreprise» d’avril dernier identifie ce problème. D’après l’enquête annuelle «transmission-reprise» de CCI France, 25,2% des dirigeants de TPE et PME interrogés avaient plus 60 ans et 11,3 % plus de 65 ans. 37% des dirigeants envisageaient de céder leur entreprise dans moins d’un an, 18% entre un et deux ans. La mission parlementaire identifie la transmission aux salariés comme une solution.
Aux Etats-Unis, où l’actionnariat salarié est plus développé dans les PME, on dénombre près de 7 000 employee stock ownership plans (ESOP) employant près de 10% de la population active. La plupart des ESOPs ont été constitués à l’occasion du départ en retraite du dirigeant. Ces opérations ont été stimulées par des dispositions fiscales très favorables aux ESOPs.
Il ne s’agit pas seulement d’apporter une solution à court terme, il faut également que cette solution soit pérenne. En Europe, 450 000 entreprises employant 2 millions de salariés sont transmises chaque année et un tiers de ces opérations sont des échecs. Il est tout à fait envisageable que la transmission aux salariés soit une solution plus pérenne et viable que d’autres formes de transmission. Les salariés ont plus intérêt que d’autres parties prenantes à la survie de leur entreprise. Il n’existe pas à notre connaissance de travaux comparant la pérennité d’une transmission aux salariés à celle d’autres formes de transmissions. D’autres travaux le laissent penser qui ont montré que l’actionnariat salarié avait permis aux entreprises de traverser les deux premières grandes crises économiques du 21ème siècle.
NŌS : La France est l’un des premiers pays en termes d’actionnariat salarié, pourtant, seulement 1,3% des petites entreprises ont mis en place un plan d’actionnariat salarié. Quelles en sont les raisons selon-vous ?
N.A. : Il faut tout d’abord rappeler que le développement de l’actionnariat salarié en France est le fruit de son histoire et du rôle joué par l’État dans l’économie. L’actionnariat salarié s’est ainsi surtout développé à l’occasion des vagues successives de privatisations des années 80 et 90. Ces privatisations ont permis à un très grand nombre de salariés de devenir actionnaires des grandes entreprises qui font désormais partie des fleurons de l’économie française. Les salariés actionnaires français sont plus de trois millions mais ils ne détiennent qu’une faible proportion du capital de leur entreprise. La raison de cette faible proportion de capital détenu tient surtout au montant que représente la capitalisation de ces entreprises qui appartiennent au CAC 40 pour la plupart. Ces très grandes entreprises ne représentent qu’une faible proportion de l’ensemble des entreprises, d’où la proportion de 1,3% rapportée par la DARES.
Comme nous l’avons évoqué, cette réalité n’est pas celle observée dans d’autres pays comme les Etats-Unis, l’autre grand pays de l’actionnariat salarié. Si l’on compare les deux pays, on peut d’abord constater que les dispositifs sont très différents. L’ESOP existe aux Etats-Unis depuis 1974 et il fait partie des dispositifs de retraite par capitalisation. Beaucoup de salariés ne disposent que de leur ESOP pour financer leur pension de retraite. En comparaison, le FCPE de reprise qui se rapproche le plus des ESOPs n’existe que depuis 2006. Les ESOPs bénéficient aussi de dispositions fiscales très favorables, notamment l’article 1042 «tax free» rollover de l’Internal Revenue Code qui a permis de faire décoller le nombre d’ESOPs à partir des années 80. En vertu de cet article, le propriétaire qui cède au moins 30% des actions de son entreprise à ses salariés bénéficie du report ou de l’exonération fiscale de la plus-value de cession. Du fait de ce dispositif fiscal très avantageux, les salariés actionnaires détiennent le plus souvent au moins 30% du capital de leur entreprise via un ESOP. L’extension de l’article 1042 à de nouveaux statuts d’entreprises début 2023 figurait parmi de nombreuses autres mesures en faveur de l’actionnariat salarié.
Précisons qu’aux Etats-Unis, le soutien à l’actionnariat salarié fait l’objet d’un accord bipartisan et que d’autres mesures sont envisagées comme l’Equity Investment Act (EEIA) un dispositif de garanties accordées par l’État aux prêts souscrits en vue du rachat d’une entreprise par un ESOP. Le succès des ESOPs tient aussi à leur capacité à s’endetter pour acquérir les actions de la société cible. On parle de leveraged ESOPs qui fonctionnent comme un leveraged buyout ou LBO. Il en résulte que la plupart des grandes banques américaines disposent de services dédiés au montage d’ESOPs. A ce réseau bancaire s’ajoute des associations et des lobbies fédéraux de promotion de l’actionnariat salarié (notamment ESOP association, National Center for Employee Ownership, Employee-owned S Corporations of America), des centres de promotion des ESOP dans chaque État soutenus par un budget fédéral (Employee ownership expansion network ou EOX) et des consultants spécialisés dans le montage des ESOPs. Cet écosystème favorable à l’actionnariat salarié a pour conséquence de diminuer le coût des opérations d’actionnariat salarié pour les PME tout en diffusant l’information. Les différents réseaux de conseils aux entreprises ne connaissent pas suffisamment les avantages de l’actionnariat salarié et le proposent rarement à leurs clients.
Pour conclure, je dirai tout d’abord que l’arsenal américain en faveur des ESOPs n’est pas le fruit du hasard mais bien d’une volonté politique nationale bipartisane de promouvoir l’actionnariat salarié. A l’heure où les Etats-Unis favorisent des mesures explicitement protectionnistes, la politique en faveur de l’actionnariat salarié pourrait s’apparenter à un «Buy American (capital) act» auquel pourraient répondre des mesures en faveur de l’actionnariat salarié en France et en Europe. En France, plusieurs propositions de la mission parlementaire sur «l’évaluation des outils fiscaux et sociaux de partage de la valeur dans l’entreprise» pourraient être mises en œuvre assez vite. Au niveau européen, l’European ESOP qui peut être adapté aux législations nationales a retenu l’attention de la Commission Européenne.
Il faut enfin tirer parti de l’occasion unique que constitue la coïncidence des défis du partage de la valeur et de la transmission des entreprises.
Nicolas Aubert – Professeur des Universités, Conseiller scientifique Hcéres panel SHS1 : Page personnelle